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Le coin lecture :  » Tous des martiens » (partie 3)

Joachim arrive à neuf heures, donne un coup de klaxon et gare sa Miata sur le parking. Un coup d’oeil aux fenêtres des bureaux au premier étage du bâtiment, personne ne pointe le bout de son museau à la fenêtre. Dommage. C’est l’heure du café. Les collègues sont sûrement descendus au rez-de-chaussé à la salle de pause qui sert aussi de cantine le midi.
Non, la salle est vide, seulement ambiancée par le ronron des machines à café. L’équipe est-elle en salle réunion, juste à côté ? Pas davantage. Joachim monte au premier étage. Tout le monde est présent dans l’open space, occupé devant ses écrans. Pas d’arrivée triomphale pour Joachim, personne n’a répondu au coup d’avertisseur, pas un ne s’est levé pour découvrir la bête. Nul n’a fait signe aux autres de venir voir car « c’est vrai qu’elle est belle, sa voiture. ».

Joachim lance un « salut la société » à la cantonade, auquel lui est marmonné un « ‘alut à l’unisson » de voix atones en guise de réponse. Il est déçu. Il ne s’y attendait pas. Il la voulait, sa gloire du matin. Mais il s’agit de ne pas se chauffer contre ce petit monde, de lui sourire afin de ne pas le monter contre lui. Déjà « salut la société », on lui a fait savoir, une fois, que c’était un peu bizarre. Mon arrivée aurait pu s’en passer, ce matin, se culpabilise-t-il.

Le bonhomme escompte bien son petit succès à midi, quand tout le monde va descendre la voir, sa bestiole, le féliciter, la regarder les mains sur les hanches, les bras croisés la tête penchée, connaisseur d’un instant, comme devant un Wermeer au musée des maîtres hollandais de Bruxelles, la moue appréciative, en amateur des belles choses, en apprécier les formes sans gras aucun. Les collègues ne pourront pas faire autrement que de sortir des locaux pour aller acheter à manger, du moins ceux qui n’ont pas apporté leur gamelle du midi.
Joachim allume l’ordinateur et regarde ses courriels. Il répond aux plus urgents, quand la solution est simple (« Envoie-moi le graphique de… Merci. ») et passe voir sa boss pour faire le point des travaux en cours. « Je suis venue avec ma MX-5 », qu’il sort de suite en entrant joyeusement dans le bureau. « Très bien », qu’elle lui répond sans le regarder en enregistrant un fichier Excel. « Tu as avancé sur les argiles du Bénin ? » Joachim soupire un « oui ». Ce monde est triste, pense-t-il en lui tendant la clef USB des argiles du Bénin. Vivement midi. Et en plus, il a déjà la dalle.
Midi. Joachim est sorti à 11h58. Il se tient devant la MX-5. « Qui vient avec moi chercher à manger, que je lui fasse faire une petite ballade ?
― Certainement pas moi, lance le premier sorti en se dirigeant vers son Scénic.
― Trop Dangereux, ton truc, renchérit le second derrière lui.
― Dangereux ? Pourquoi ? demande sincèrement Joachim
― On n’est pas protégé, enchaîne le troisième sorti. » à croire que ses collègues ont répété entre eux. « Je ne voudrais pas me retourner avec ça ! » continue-t-il avec une légère moue de dégoût.
― Mais pourquoi veux-tu que l’on se retourne ?
― Je sais pas… Tu roules comme un fou avec ça, non ? » fait le cinquième qui a rejoint les autres en désignant la voiture à la teinte rouge vive.
― C’est toi le fou. »
Et puis sa bagnole, les gars.
Elle est vraiment bizarre, les gars.
Joachim s’agace. Sa fille n’est pas là pour tenir la main et faire baisser sa température. Il tente une dernière fois. « Alors, vraiment personne ? » Il y aura personne.
Les cinq collègues se sont entassés dans le Scénic à destination du centre-ville. Le vendredi, c’est kebab. Qu’ils aillent crever dans leur machin informe, s’emporte Joachim. Au moins s’il se retournent ils pourront tailler une bavette en attendant les secours.
Sa cheffe vient de s’engouffrer dans son Audi Q5. Il ne l’avait pas vu sortir des locaux. Le lourd SUV fait une marche arrière et se dirige vers la grille. Fenêtre baissé, sa patronne lui accorde un sourire et une moue d’une gentille condescendance en pointant la Mazda des yeux comme on le ferait à un enfant qui montre fièrement sa Majorette.
Joachim est vexé.
Il voudrait que sa fille lui tienne la main. Elle comprend, elle, son amour pour les voitures. Sa femme aussi. Surtout sa femme, enfin, la mère de sa fille, car il ne résout pas à dire « mon ex-femme ». Séparés, ils sont les meilleurs amis du monde et c’est très bien comme ça. Une fois, c’était lors du dîner pour fêter leur divorce: il lui a promis de lui léguer la MX-5 après sa mort, avec notaire et tout le toutim. « T’es bête », lui avait-elle répondu. Mais depuis, elle aime bien charrier son ex-mari en parlant de « sa future voiture. »
Comment peut-on rester insensible à l’attrait d’une voiture si belle, si dépouillée ? se demande Joachim seul sur le parking de sa société. De n’importe quel point de vue d’où on la regarde, elle apparaît fine et élancée. Même son arrière ne sacrifie pas au culte de la bête hauteur pour offrir un coffre spacieux. Et pourtant, on en cale des choses, à l’arrière de la Miata.
Dans l’habitacle, c’est le même sentiment que dans le cockpit d’un chasseur spatial. Ce matin, Joachim est passé par Hambye pour rejoindre l’A84. Parce que la route y est sinueuse sur six, sept kilomètres avant de céder sagement sa place à une départementale en ligne droite. La Miata était alors comme lancée dans un grand huit. Elle tournait et chavirait. Les virages étaient si tenus que son pilote a fait déraper la Japonaise des roues arrières avant de reprendre de l’élan. Et tout ça, même pas à des vitesses prohibées. Quel bonheur de vivre ces moments. Quelle tristesse de ne pas connaître ces instants.
Joachim referme la portière de la Japonaise, ouvre le coffre, enclenche le coupe-circuit et remonte à son bureau. Il n’a plus faim.

L’après midi est morne. Tout le monde a les yeux rivé sur les écrans. Ça parle, parfois, ça rit, moins souvent. Le bureau de Joachim est près de la fenêtre. Quinze heure trente. Il se lève pour se dérouiller les jambes. C’est la bonne heure pour un petit allongé sans sucre. Il jette machinalement un œil à la fenêtre vers le parking  ; toujours cette peur du vol de voiture par un fâcheux qui vous emballe ça en deux temps trois mouvements  ; ces fantômes que l’on ne voit jamais et qui vous valent un haussement d’épaule goguenard au commissariat au moment d’enregistrer la plainte.
Elle paraît toute petite, sa Miata, une bleue-bite, placée dans la rangée des SUV au garde à vous. Le cabriolet a l’air de se marrer au milieu de tous ces déplaçoirs sérieux comme des généraux enmédaillés. Elle lui fait penser à la rigolote qui fait une grimace sur la photo de classe et qui va immanquablement se prendre deux heures de col…
« Arrête de la regarder : tu vas l’user ».
Joachim sort de ses songes et se retourne pour voir l’open space qui rigole grassement. Le collègue en remet une couche : « Ah, moi, je ne pourrais pas claquer du pognon dans un truc pareil. »
― Mais qu’est ce que ça peut te foutre, de ce que je fous de mon pognon ?
Joachim a franchement les abeilles, comme disait l’autre. Son regard s’est assombri, suffisamment pour que le moqueur à l’autre bout de la pièce ne sache pas trop où il s’engage et décide de garder la réplique suivante pour lui. Il avait pensé à « Ah, c’est sûr que si c’était le mien…. »
« Vous savez pas ? » lance Joachim en tachant de se contenir alors qu’il éteint prestement son ordinateur et qu’il a déjà enfilé son blouson. « Vous me faite chier ! » Le silence devient total, les ricanements s’intériorisent. Joachim traverse d’une traite l’open space vers la sortie en enroulant son écharpe, salue d’un air gêné sa cheffe et se retourne pour lancer à la cantonade: « Vous me faites tous chier ! » Puis, avant de claquer la porte et se dévaler l’escalier, il lâche : 
« VOUS ÊTES TOUS DES MARTIENS ! »
Blam !

Lentement, un par un, sans un mot, les collègues de Joachim délaissent leurs écrans pour aller aux fenêtres. La responsable également, qui a quitté son bureau en questionnant ses employés du regard. Il sont maintenant dix personnes silencieuses qui regardent Joachim ouvrir son coffre, y déposer son sac, éteindre le coupe circuit, mettre le contact et démarrer en trombe en s’autorisant un dérapage suivi d’un donut complètement raté pour témoigner de sa colère.
Les dix personnes suivent des yeux la voiture qui remonte le boulevard. Puis elle disparaît dans la circulation. Tous se regardent pendant de longues secondes, avant que la responsable penche sa tête par à-coups réguliers et lâche…
― Ah, ben ça…
Joachim a eu le pied leste sur l’A84. Il est sûr à quatre-vingt-cinq pour cent de s’être fait flasher. Et avant, sur la rocade de Rennes, il n’a respecté les temps de chauffe du moteur de la MX-5 avant de le pousser dans les tours. Ces bestioles-là envoient l’aiguille jusqu’à sept-mille- cinq-cent tours par minute avant de rupter. Leur hurlement fait du bien quand on est en colère, quand on se sent humilié et aussi un péteux devant les possibles conséquences funestes d’un départ aussi théâtral de son entreprise. Ça ne va pas passer, gémit-il.
― Ça arrive à tout le monde d’avoir un coup de chaud, tempère sa raison. Tu es un employé apprécié. Tu es le seul à connaître les logiciels que tu utilises ― tu es le seul à savoir les craquer ― tu es dispo sept jours sur sept, même pendant les vacances et il va leur falloir au moins six mois pour former un remplaçant ― parce que toi, tu ne le formera pas ― s’il parviennent à en trouver un !
― Mais je n’ai pas aimé leur regard.
― C’est-à-dire ?
― Quand l’autre s’est foutu de moi, cette façon qu’ils ont eu de tous rire pareil. Je les connais depuis longtemps, hein, mais je n’avais jamais remarqué ça avant.
― Tu vois le mal partout.
La nuit est noire de jais quand Joachim coupe le contact dans le jardin de maison au milieu des champs. Il entend son chat qui miaule famine derrière la porte. Sa raison a fini par le convaincre. « Qu’est ce qui pourrait mal se passer ? »
Il est à peine sorti de la MX-5 qu’il est projeté en arrière. Impossible de se libérer de l’emprise du supposé mastar qui lui fait une clef de bras. Joachim est horrifié. Sa raison lui lance une grimace de contrition. Joachim cherche la main de sa fille. Une main gantée lui colle un chiffon sur le nez. C’est du chloroforme, comme dans les films  ; faut pas que je respire est sa dernière pensée. La roue arrière de sa chère MX-5 sa dernière vision.

Ca se passera pas comme ça.

A suivre…

Auteur : Olivier RODRIGUEZ
Illustratrice : Amélie-Jeanne FRENÇOIS
Relectrice : Cécile Lethielleux
Déclaré INPI, aucune reproduction ni extrait n’est autorisée.

Olivier Rodriguez

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